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AÏON - N° 10

« Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel l’homme. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes âmes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé. (…) Mais, hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi. » Friedrich Hoölderlin (1770-1843), Hyperion (1).

 

Vie de château.

La peinture intitulée Château chimère - Nulla sine merore voluptas, s’appelait durant sa réalisation Château chimère, puis prit Nulla sine merore voluptas comme sous-titre. Elle représente une grande allée, menant aux portes d’un château de style classique XVII/XVIIIe siècle. La cour est cadrée d’allées et de pelouse à la française et derrières les toitures d’ardoises des bâtiments les grands arbres du parc se découpent sur un ciel bleu. La perspective est fermée par une haute grille en fer forgé dressée entre les murets d’anciennes douves. Une biche et un cerf élaphe sont assis au premier plan sur le gravier de l’allée centrale. Le mâle nous regarde tous bois dressés. Au dessus des grilles armoriées en fer forgé du portail, une grande affiche révolutionnaire russe de l’époque soviétique montre le visage de profil d’une jeune femme qui crie, la main gauche en porte voix : FREE... Les lettres s’agrandissent en direction d’une couronne de laurier en or d’où bondi, tous crocs dehors, un  léopard. De la gueule du fauve tombe une guirlande de réveille-matins à ressort mécanique de toutes les couleurs. En bas à droite du tableau, un billet fixé par deux sceaux cachets de cire rouge porte l’écriture d’un poème de Ronsard.

« J'aime les tableaux qui donnent envie de me promener dedans » Auguste Renoir (1841-1919).

Avec Jean-Bernard Pouchous nous nous retrouvons au cœur de la montagne de Reins et de ses riches vignobles de champagne, devant l’ancien château de François Michel Le Tellier de Louvois (1641-1691), ministre d'État de Louis XIV (1638-1715). Situé dans le département de la Marne, la batisse provient d’un premier édifice édifié au XIIIe siècle, suite à une saisie révolutionnaire en 1793, il fut démantelé et les pierres vendus par les acquéreurs successifs. Le domaine entre dans la famille Chandon de Briailles en 1834 qui fait reconstruire un pavillon de chasse d'architecture classique. En 1989 le pavillon est acheté par la maison de champagne Laurent Perrier. La grille d’entrée actuelle en fer forgé est connue pour appartenir aux plus beaux spécimens d’ancienne serrurerie d’époque.

Louvois fut l'un des hommes d'État les plus importants du règne de Louis XIV. D'abord secrétaire d'État à la Guerre puis Surintendant des Bâtiments du roi en 1677. Dans Le siècle de Louis XIV (2), François-Marie Arouet dit Voltaire (1694-1778) écrira à propos de Louvois « Il fut plus estimé qu’aimé du roi, de la cour et du public … » Descendant d’une famille de marchands parisiens qui assumait de hautes responsabilités au sein de l’Etat, l’ascension professionnelle de Louvois se fait au sein de l’administration de la Guerre, aux côtés de son père. Succédant à Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), sa nomination à la tête de la surintendance des Bâtiments du Roi donne à Louvois l’occasion de satisfaire son goût pour les bâtiments et les jardins avec les grands chantiers emblématiques de Versailles comme le Grand Commun, l’agrandissement des Petites et Grandes Ecuries, les ailes du Nord et du Midi, la Grande Galerie, l'Appartement du roi, le cabinet des Médailles, l’Orangerie et le Trianon de Marbre. Cette fonction favorise également l’ascension du peintre Pierre Mignard (1612-1695), qui accède au titre de Premier peintre du Roi à la mort de Charles Le Brun (1619-1690). Il dirige l’ornement des jardins commandés aux grands sculpteurs de l’époque comme Antoine Coysevox (1640-1720), Étienne Le Hongre (1628-1690), Jean-Baptiste Tuby (1635-1700) ou François Girardon (1628-1715). Il est de plus chargé de l’aménagement du Grand Parc, pour lequel il fait construire une enceinte de 40 km, et de la ville de Versailles. La période Louvois est caractérisée également par la prédominance de travaux d’ingénierie et d’hydraulique : il met en place la dérivation de l’Eure au moyen du monumental Aqueduc de Maintenon, plus gros chantier des Bâtiments du Roi après le canal du Midi. Après avoir réussi à donner à Versailles sa forme quasi définitive, Louvois meurt alors que de grands projets comme celui de la Chapelle royale sont encore en suspens.

Cette grande et belle demeure dans la Marne, bordée de jardins a inspiré Jean-Bernard Pouchous. Il en a gardé l’évocation typique d’un pavillon de chasse et ainsi rappeler la « grande vénerie » aussi appelée « chasse à courre » ou « chasse à courre, à cor et à cri », « chasse à bruit » (venatio clamosa) et « chasse par force ». Mode de chasse à cheval et à pied qui consiste à poursuivre un animal sauvage comme le cerf, le daim, le chevreuil, le sanglier ou le loup, par une meute de chiens courants, jusqu'à son épuisement (chasse à l'épuisement)  et sa prise. Très pratiqués sous l’ancien régime ses méthodes de chasse ont peu évolué à travers les âges, l'utilisation des chiens, des chevaux, de la trompe et de la dague fatidique existait déjà au XVe siècle comme en témoignent certaines représentations picturales comme par exemple l'Histoire de Nastagio degli Onesti, une série de quatre tableaux de Sando Boticelli (1445-1510) exécutés en 1483 sur commande de Laurent le Magnifique (1449-1492) afin de faire un cadeau de mariage à Giannozzo Pucci et Lucrezia Bini. 

Nastagio degli Onesti, personnage de Boccace (1313-1375) dans Le Décameron (cinquième journée, huitième histoire) (3), noble dont les avances amoureuses sont repoussées par la dame de ses pensées, il assiste dans le bois de Ravenne à une scène irréelle : un ancien amoureux et sa dame qui se refusait à lui, déjà morts depuis un temps tous deux, sont condamnés à répéter éternellement une scène de chasse tragique qui voit le cavalier assassiner sa belle et la donner à manger à ses chiens. Onesti organise un banquet dans la forêt pour que ses convives assistent à la scène dans le but de convaincre sa dame de la destinée fatale qu'elle risque de subir. Convaincue d'échapper ainsi à un sort similaire, elle accepte les avances amoureuses et se marient. Les quatre panneaux exécutés a tempera sur bois (83 x 138 cm) se trouvent pour trois d'entre eux au Prado de Madrid, le dernier et quatrième épisode au Palazzo Pucci de Florence. 1- Nastagio rencontre une dame et le cavalier dans le bois de Ravenne. 2- Assassinat de la dame. 3- Le banquet dans le bois. 4- Noces de Nastagio degli Onesti.

« Lorsque l'Histoire de Nastagio degli Onesti, chasse infernale narrée au cours de la cinquième journée du Décaméron de Boccace, est peinte par Sandro Botticelli, toutes les virtualités de l’image semblent se déployer afin de faire surgir l’apparition cruelle et obsédante de deux créatures damnées. L’idéal figuratif du Quattrocento, où les figures féminines à la beautée parfaite animent des décors réalistes traités en perspective, est alors subtilement détourné afin de représenter le destin en puisssance d’un jeune homme soumis à la vision d’un mauvais rêve. Le dernier des quatre panneaux pliera à nouveau la représentation de la réalité à la rigidité des lois optiques et mathématiques et, chassant ainsi l’apparition, permettra la mise en place de l’ordre moral et social souhaité par le commanditaire. » Véronique Dalmasso, Valérie Petit, L’Histoire de Nastagio degli Onesti de Sandro Botticelli, la représentation d’une chasse virtuelle (4).

Il est à noter que le château de Louvois actuel ressemble quelque peu au château de Moulinsart  situé dans la localité belge fictive éponyme et imaginé par Hergé dans Le Trésor de Rackham le Rouge (1945), deuxième partie d'une BD en diptyque qui commence avec Le Secret de La Licorne (1943). L'aspect général de l'extérieur de Moulinsart est une réplique du château de Cheverny du Val de Loire, dont on aurait retiré les deux imposants pavillons latéraux. Aussi, la symétrie de cette architecture aristocratique correspond parfaitement avec la ligne claire avec contour systématique, trait noir d'épaisseur régulière, identique pour tous les éléments du dessin ; couleurs en aplats, sans effets d'ombre et lumière, même dans les scènes de nuit, et jamais de hachures.

L’expression « entre chien et loup » signifie à la tombée du jour, au crépuscule, lorsque la lumière est incertaine et qu’il est difficile de distinguer les objets. Elle date du XVIIe siècle, bien avant l’éclairage extérieur électrique, et décrit le moment dangereux où nos ancêtres ne pouvaient plus discerner un chien d’un loup.

Jean-Bernard est depuis de nombreuses années fasciné par une œuvre de René Magritte intitulée L’empire des lumières, une huile sur toile (195,4 x 131,2 cm), conservée à la Collection Peggy Guggenheim, Venise, Italie. Entre 1949 et 1964, Magritte peint un total de dix-sept versions à l’huile et dix versions à la gouache, toutes sous le même titre L’Empire des Lumières. Le titre a été donné par Paul Nougé (1895-1967), poète, instigateur et théoricien du surréalisme belge. Dans cette œuvre, nous assistons à une étrange vision : en haut, nous voyons un ciel bleu vif avec des nuages blancs duveteux qui évoquent le jour. Tandis qu’en bas, nous observons que l’obscurité de la nuit a envahi la rue. Seule la lumière qui sort de la fenêtre et du lampadaire (détail commun à toutes les versions) évite de plonger la scène dans l’obscurité. Le jour et la nuit se fondent harmonieusement, ce qui crée un effet de dualité troublant entre l’éveil et le sommeil.

Magritte lui-même a commenté son image en disant qu’il était tenté par l’idée que la nuit et le jour puissent coexister ensemble, et qu’ils ne fassent qu’un. Il a dit que c’était raisonnable, car selon notre connaissance, dans le monde, la nuit existe toujours en même temps que le jour, tout comme la tristesse existe chez certaines personnes en même temps que le bonheur chez d’autres (5).

Il a également écrit que l’inspiration pour ce travail ne lui provenait pas d’une seule idée, puisqu’il a assuré dans des interviews que toutes les idées ne sont pas des « idées à peindre », mais que dans ce cas c’était de la « poésie », puisque le fait d’évoquer le jour et la nuit a le pouvoir de générer de la surprise et du charme pour le spectateur. La puissance de cette évocation est « poétique », parce qu’elle parvient à provoquer des émotions (6).

Bibliographie

10-1- Friedrich Hoölderlin, Hyperion, in Œuvres, éd. Gallimard, coll. La Pléiade, 1967.

10-2- Voltaire, Le siècle de Louis XIV, éd. Folio, 2015.

10-3- Jean Boccace, Le Décamerons, éd. Le livre de poche, 1994.

10-4- Véronique Dalmasso, Valérie Petit, L’Histoire de Nastagio degli Onesti de Sandro Botticelli, la représentation d’une chasse virtuelle, éd. Figures de l’Art. Revue d’études esthétiques, 2002.

10-5- S. Whitfield, Magritte, cat. exp. Hayward Gallery, éd. The South Bank Centre, Londres, 1992.

10-6- Kathleen Rooney, Eric Plattner, Jo Levy, éd., René Magritte : Selected Writings, University of Minnesota Press, 2016.

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