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AÏON - N° 02

N° 02-"Grande surface", 2019, acrylique sur toile, 130 x 195 cm.

« II s'est constitué un monde de qualités sans homme, d'expériences vécues sans personne pour les vivre ; on en viendrait presque à penser que l'homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d'une expérience privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans l'algèbre des significations possibles. Il est probable que la désagrégation de la conception anthropomorphique, qui, pendant si longtemps, fit de l'homme le centre de l'univers, mais est en passe de disparaître depuis plusieurs siècles déjà, atteint enfin le "Moi" lui-même . » (1) Robert Musil (1880/1942).

Style an 2000.

La peinture intitulée "Grande surface", représente une jeune femme comptant des deux mains des dollars. Elle prend le thé, assise derrière un petit guéridon sur lequel est ouvert la plaquette cartonnée d’une publicité pour la laine "oradium". En arrière plan et en contre bas s’offre sur les étalages infinis d’une grande surface de vente, la multitude des produits multicolores de la grande distribution.

Bernardo Trujillo (1920/1971), théoricien de la caisse enregistreuse, débutait ses séminaires en demandant à son auditoire de businessman, de se lever et d'observer une minute de silence : « Nous allons observer une minute de silence à la mémoire de ceux d'entre vous qui disparaîtront mais qui ne le savent pas encore ! » Pour lui le succès devait reposer sur trois pieds : « le libre-service, le discount, le tamtam publicitaire. Qu'un seul vienne à manquer et tout s'écroule. » Enfin il stimulait l’entreprenariat de ce qui allait devenir Grande surface, Hypermarché, supermarché, centre commerciaux, hard-discount, mégastore… avec une propagande d’un cynisme invraisemblable : « No parking, no business ; Faites du cirque dans vos magasins ; Empilez haut, vendez à prix bas ; Les pauvres ont besoin de prix bas, les riches les adorent ; C'est là où il y a du trafic que l'on peut faire tout type de commerces ; Créer un îlot de perte dans un océan de profits ; Les vitrines sont les cercueils des magasins ; Tout sous le même toit ; Avez-vous 20 ans d'expérience ou une année d'erreurs répétée 20 fois ? La pancarte est le meilleur vendeur : vous ne la payez qu’une fois et elle ne prend jamais de vacances ; Le marketing, c'est ce qui fait ting!, ting!, ting!, le délicieux bruit de la caisse enregistreuse qui tourne à plein régime (jeu de mots anglophone marketing et mark a ting, faire un ting) ; L'avenir est au tout automobile ; Pour réussir en affaires il suffit de 90 % de " tripes " (guts en anglais), de 8 % d'expérience et de 2 % de capital ; Abaisser les prix sur les articles les plus en vue, les plus connus, et se rattraper sur les autres ; Les marques sans marques : plus tard appelés les "produits de marques de distributeurs"… »

Dans cet univers impitoyable, le dollar américain reste la principale monnaie de réserve, représentant 61 % des réserves des banques centrales à travers le monde en 2019 (source : FMI). 

Jean-Bernard Pouchous est un artiste à la curiosité insatiable, il a bien vue que dès les années 1920, les artistes s'emparèrent souvent du "fétiche" pour remettre en question l'esthétique de l'autonomie. Si Karl Marx (1818/1883) décrivait le fétichisme comme « la religion du désir sensuel », le surréalisme visait à être cette religion en art. Il cherchait à injecter le désir dans l'esthétique, à lier le sujet à l'objet sur un mode fétichiste, et, pour ce faire, a modelé l'œuvre d'art comme "objet-partie sexuelle" plutôt que comme "corps-moi idéal". Le nouveau but de l'appréciation esthétique n'était pas le désintéressement cognitif mais l'investissement libidinal : « Je défie tout amateur de peinture d'aimer un tableau autant que le fétichiste aime une chaussure. » Georges Bataille (2).

L’esprit critique serait-il moins suranné, surtout en art. Il est très étrange que l'on rencontre si peu de critiques ? Qu'est-il donc arrivé à cette figure du docte critique qui, il y a de cela une ou deux générations seulement, arpentait le paysage culturel avec la vigueur sentencieuse d'un Clément Greenberg (1909/1994) ou d'un Harold Rosenberg (1906/1978) ? (3). Le critique serait-il une espèce en voie de disparition ou d’extinction ?

Il se pourrait que « le suranné » soit ce dernier lien entre formes déplacées et histoires.

Selon Walter Benjamin (1892/1940), les surréalistes furent les premiers « à mettre le doigt sur les énergies révolutionnaires qui se manifestent dans le suranné (veraltet - obsolète), dans les premières constructions en fer, les premiers bâtiments industriels, les toutes premières photographies, les objets qui commencent à disparaître, les pianos de salon, les vêtements d'il y a cinq ans, les lieux de réunion mondaine quand ils commencent à passer de mode... Ils font exploser la puissante charge, l’at­mosphère que recèlent ces objets. »  (4).

Jean-Bernard pouchous se souvient comme le philosophe slovène Slavoj Zizek (1949/…), que dans les années soixante-dix, « après l’effondrement du mouvement protestataire étudiant de la Nouvelle Gauche en Allemagne, la vision sous-jacente qui présidait à l’activité de la RAF (Rote Armee Fraktion) était que l’échec du mouvement étudiant avait démontré que les masses étaient si profondément immergées dans l’attitude apolitique consumériste qu’il n’était pas possible de les réveiller par le moyen d’une éducation politique et d’une prise de conscience classique – une intervention plus violente était nécessaire afin de les extirper de leur torpeur idéologique, de leur consumérisme hypnotique, c'est-à-dire que seule une action directe violente, comme le fait de plastiquer des supermarchés, pourrait y parvenir. » (5)

Le critique social américain Christopher Lasch (1932/1994) s’en prend à la propagande marchande qui devenait selon lui, à part entière, une des instances principales de la reproduction socialisée. « A l'instar des professions d'assistanat, elle mina la morale puritaine et l'autorité patriarcale, en s'alliant de manière subtile avec les femmes contre les hommes et avec les enfants contre les parents. Le consumérisme assignait un rôle plus important aux femmes dans la société et l'instauration d'une égalité limitée avec les hommes. Il leur fallait devenir égales aux hommes dans la gestion des dépenses du foyer. Elles devaient se rapprocher d'une situation d'égalité pour prendre du plaisir au plan sexuel et satisfaire leurs époux. »

Ce spécialiste de l’histoire de la famille et des femmes, critique de la société thérapeutique et du narcissisme contemporains, pourfendeur des nouvelles élites du capitalisme avancé dénonce la publicité, dès lors qu'elle commençait à entrevoir sa mission « civilisatrice », s'identifia à la pseudo-émancipation des femmes… « Tu reviens de loin, chérie !»

« De façon similaire, la publicité glorifiait la jeunesse. Les professionnels du secteur, tout comme les psychiatres et les experts professionnels, prétendaient comprendre les « besoins » des jeunes bien mieux que ne pouvaient le faire leurs parents. D'un côté, les publicitaires affirmaient que les besoins des jeunes devaient être la première préoccupation de leurs parents. De l'autre, ils ébranlaient la confiance des parents dans leur capacité à les satisfaire. Seules la science et la technologie modernes, semblait-il, étaient en mesure d'apporter à l'enfant en pleine croissance l'alimentation adéquate, les soins médicaux appropriés et les compétences sociales dont il avait besoin pour évoluer dans le monde moderne. » (6).

Murray Bookchin (1921/2006) essayiste écologiste libertaire américain, autre pourfendeur du laissé faire, nous dit bien que « dans ce monde caché des causes et des effets, le mouvement environnemental et le public se trouvent à un croisement. La croissance est-elle le produit du « consumérisme » - l’explication la plus socialement acceptable et la plus socialement neutre avancée généralement dans les discussions sur la détérioration de l’environnement ? Ou la croissance existe-t-elle en raison de la nature de la production dans une économie de marché ? D’une certaine manière, on peut dire que c’est les deux. Mais la réalité absolue de l’économie de marché est que la demande du consommateur pour un nouveau produit ne surgit que rarement spontanément, pas plus que sa consommation n’est guidée par des considérations purement personnelles. Aujourd’hui, la demande est créée non par les consommateurs mais par les producteurs - spécifiquement, par les entreprises appelées « agences de publicité » - qui utilisent tout un tas de techniques pour manipuler les goûts du public. » (7).

Cible

« Les ambitieux comprennent donc que le prix à payer pour l'ascension sociale est un mode de vie itinérant (a migratory way of life). C'est un prix qu'ils sont heureux de payer puisqu'ils associent l'idée de domicile fixe (the idea of home) aux parents et aux voisins inquisiteurs, aux commérages mesquins et aux conventions hypocrites et rétrogrades. » C'est pourquoi le multiculturalisme constitue d'abord l'idéologie spontanée de « ceux qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie des cerveaux ». Ce concept évoque essentiellement, à leurs yeux, « l'image agréable d'un bazar universel (global baazar) où l'on peut jouir de façon indiscriminée de l'exotisme des cuisines, des styles vestimentaires, des musiques et de coutumes tribales du monde entier, le tout sans formalités inutiles et sans qu'il soit besoin de s'engager sérieusement dans telle ou telle voie. Les nouvelles élites sociales ne se sentent chez elles qu'en transit, sur le chemin d'une conférence de haut niveau, de l'inauguration de gala d'un nouveau magasin franchisé, de l'ouverture d'un festival international de cinéma, ou d'une station touristique encore vierge. Leur vision du monde est essentiellement celle d'un touriste — perspective qui a peu de chance d'encourager un amour passionné pour la démocratie » Christopher Lasch (8).

Notons que les anciens Grecs avaient pressenti, à leur manière, la nature profonde de ce qui unirait, des siècles plus tard, toutes les composantes philosophiques (de droite comme de gauche) du libéralisme développé. Le dieu grec Hermès, messager des dieux, n'était-il pas, à la fois, le dieu des voleurs, des marchands et de la communication ? En ce sens, on pourrait dire, comme le critique Jean-Claude Michéa (1950/…) que « le capitalisme moderne est une société hermétique ! » (9).

« Le sauvage vit en lui-même ; l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres. » Jean-Jacques Rousseau (10).

« J'ai constaté que mon chien ne sait pas mentir ! » affirme avec humour critique Boris Cyrulnik  en 1995.

Le psychopatologue Pierre Mannoni, autre critique, affirme que c'est cependant chez l'homme que culmine « ce chef-d'œuvre intellectuel qu'est le mensonge », aboutissement d'un long développement phylogénétique de quatre cents millions d'années, au bout duquel on assiste à l'élaboration de cette remarquable capacité de l'intelligence à appréhender des objets en dehors des perceptions et à construire des scénarios susceptibles de tromper les autres. « Mentir signifie donc maîtriser le code, ce qui permet d'agir intentionnellement sur le comportement d'autrui : pour cela, il faut être apte à se représenter les représentations de l'autre. En utilisant ensuite le code verbal ou protolinguistique, on arrive à manipuler ses émotions et ses représentations. On peut donner une forme langagière ou comportementale aux représentations que l'on a et se servir de ce leurre pour maîtriser intentionnellement l'univers psychologique de l'autre : le menteur connaît par avance les représentations qui sont dans l'esprit de celui à qui il ment puisqu'elles sont déjà dans le sien. Tout l'art et la fonction du mensonge sont là. » (11)

L’analyste critique allemand Gunther Anders (1902/1992) avertissait que sa soif de Coca-Cola n'était absolument pas la sienne, « c'est quelque chose qui est produit en moi par les producteurs de Coca-Cola [...]. A vrai dire, c'est un instrument dont le but et l'opération consistent à apaiser la soif de profit de la production. C'est avec sa soif et l'apaisement de celle-ci que l'assoiffé apaise donc la soif de l'entreprise. Il accomplit le travail dont on l'a chargé. » (12).

Avec cette peinture de "Grande surface", Jean-Bernard Pouchous sait que la femme qu’il a figuré, avec maquillage, coiffure avenante et décolleté provoquant, à chaque dollar compté, conjugue les verbes amadouer, amener, aplanir, arranger, assurer, conserver, couver, craindre, dépenser moins, économiser, épargner, être aux petits soins, être indulgent, faciliter, flatter, garder, marchander, mesurer, mettre des gants, ne pas trop en mettre, offrir, organiser, pardonner, pratiquer, prendre des précautions, préparer, prêter, procurer, régler, réserver, respecter, soigner, thésauriser, user… Il sait qu’un ménage peut-être composé d’une seule personne. Comme le vrai nom de cette femme est considéré comme sexiste, il est de plus en plus souvent remplacé par l’abréviation RDA ou FRDA (Femme Responsable Des Achats) ce qui paraît plus politiquement correct. Avec la montée en puissance de la publicité digitale et de ses capacités de ciblage liées à la programmatique, notre FRIDA  est devenue star de l’hégémonie algorithmique.

L’appât du gain serait-il atomique ? Se cacherait-il dans le moindre atome de notre moi-ventre ?

On boit du thé et des boissons tonifiantes et rajeunissantes additionnés de radon.  On crée un système de circulation de radon pour l’eau du bain, et des oreillers pour un sommeil réparateur ! On fabrique des compresses Radiumcure, une laine Oradium  pour la layette des bébés, aux « extraordinaires effets de stimulation organique d’excitation cellulaire transmis par le radium » ! Les vertus radioactives se retrouvent dans tous les domaines : le Provaradior était un aliment pour le bétail. « Le Radia, appât radioactif, attire les poissons et écrevisses comme l’aimant attire le fer ». Des engrais radioactifs étaient vendus pour stimuler la croissance des plantes. Les « années folles du radium » s’étendront sur quelques décennies malgré les dénégations et l’exaspération impuissante de Marie Curie (1867/1934) et d’autres scientifiques.

L’industrie connaîtra aussi ses errements : les peintures au radium furent utilisées dans de nombreuses usines pour les cadrans et les aiguilles de montre, les boutons d’appareillages… La peinture consistait en un mélange de sulfure de zinc et de radium auquel on ajoutait un liant. Le sulfure de zinc devenait lumineux sous l’action des radiations du radium et ne nécessitait pas d’exposition à la lumière comme pour les produits luminescents. Ces  industries, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, utilisèrent en majorité une main d’œuvre féminine pour effectuer ce travail de précision (fig. 14). Les ouvrières, selon une technique en vigueur dans les ateliers chinois de décoration, suçaient leur pinceau afin de l’affiner et d’obtenir une finition plus précise. Fatalement, au bout d’un certain nombre d’année d’activité, ces malheureuses avaient absorbé une quantité de radium relativement importante. L’utilisation de ces produits débuta en 1917. De 1920 à 1930 et durant les décennies qui suivirent de nombreuses ouvrières furent atteintes de maladies diverses qui pour certaines furent fatales.

Le monde littéraire s’empara également du sujet. Dès 1908, Anatole France (1844/1924), dans son roman « L’île des pingouins » imagine une bombe à base de radon ; en 1914, Herbert Goerge Wells (1866/1946) à une prémonition en introduisant l’énergie nucléaire dans son œuvre « The world set free », et Louis-Ferdinand Céline (1894/1961), en 1936, dans « Mort à crédit » imagine un personnage passionné d’agriculture « radiotellurique ». Enfin, l’auteur de romans populaires, Paul d’Ivoi (1856/1915) commet « La course au radium » et « Le roi du radium » qui seront réédité sous le titre « Le radium qui tue » dans lesquels il évoque le laboratoire des Curie et les expériences de Crookes sur le spiritisme.

A la même époque un autre fait divers tragique, celui des « Radium girls », attira l’opinion du grand public sur les dangers potentiels de la radioactivité. Dès 1902, l’industrie se mit à fabriquer une peinture phosphorescente en mélangeant un peu de radium à du sulfate de zinc et de l’huile de lin comme liant. Evidemment, l’armée fut particulièrement intéressée et le marché explosa avant la Première Guerre Mondiale. Nos « Radium girls » utilisaient ce produit pour s’enduire le corps lors de leurs prestations. Atteintes de cancers dont la cause étaient indubitablement le radium, cinq d’entre elles intentèrent un procès difficile dont elles ne survécurent que peu de temps. Grâce à celui-ci, les risques professionnels aux Etats-Unis furent reconnus et il permit de fixer en 1941 une première norme de sécurité pour l’emploi du radium, avec une dose maximum de 0,1 µCi (3,7 kBq).

Jean-Bernard Pouchous - 2019.

N°2-Bibliographie :

N°2-1- Robert Musil, trad. fr. Philippe Jaccottet, L'Homme sans qualités, éd. Le Seuil, Paris, 1956, p. 179.

N°2-2- « L'Esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, n° 8, 1930.

N°2-3- Hal Foster, Design & Crime, éd. Les prairies ordinaires, coll. penser/croiser, 2008.

N°2-4- Walter Benjamin, « Le surréalisme, dernier instantané de l'intelligentsia européenne », Œuvres II, éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 2000, pp. 119-120.

N°2-5- Slavoj Zizek, Que veut l’Europe, Réflexions sur une nécessaire réappropriation, éd. Flammarion, coll. Champs, 2007.

N°2-6- Lasch Christopher, Un refuge dans ce monde impitoyable – La famille assiégée, éd. François Bourin, 2012.

N°2-7- Murray Bookchin par Vincent Gerber et Floréal Romero pour une écologie sociale et radicale, éd. le passager clandestin, coll. Les précurseurs de la décroissance, 2014.

N°2-8- Christopher Lasch, La Révolte des élites, Champs-Flammarion, 2007, p. 18).

N°2-9- Michéa Jean-Claude, Le Complexe d’Orphée – La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, éd. Flammarion, coll. Champs, 2014.

N°2-10- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, op. cit, p. 123.

N°2-11- Pierre Mannoni, Les représentations sociales, éd. Puf, coll. Que-sais-je , 2012.

N°2-12- Gunther Anders, trad. Christophe David, L'obsolescence de l'homme: Tome 2 - Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, éd. Fario, 2012.

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